SAM BANKMAN-FRIED, LE MOZART DES CRYPTOS QUI VOLAIT SES CLIENTS

Tout au long de l’été, Capital dresse le portrait des plus grands escrocs financiers de l’Histoire de France, récente ou plus ancienne. Dans ce deuxième épisode, nous revenons sur les manipulations du fondateur du géant des crypto-monnaies FTX, Sam Bankman-Fried, qui croupît actuellement en prison. Récit d’une chute aussi fulgurante que son ascension.

Livide et échevelé, Sam Bankman-Fried ne montre aucune émotion à l’annonce de sa sentence au tribunal fédéral de Manhattan ce 28 mars 2024. SBK, comme on l’appelle, vient pourtant d’être condamné à 25 ans de prison pour fraude, complot et blanchiment d’argent. Mais peut-être le trentenaire s’est-il une nouvelle fois réfugié dans sa bulle, refusant de comprendre qu’il ne retrouverait pas la liberté avant l’âge de … 57 ans ?

Si le fondateur de la plateforme de crypto-monnaiesFTX croupit aujourd'hui en prison, c'est parce qu'il a détourné l'argent investi par ses clients au bénéfice de son fonds spéculatif Alameda. Ses malversations étaient passées inaperçues jusqu'à ce que le cours du bitcoin chute de manière historique en 2022. Des révélations dans la presse, puis le retrait de la plateforme de son rival et patron de Binance Changpeng Zhao (également condamné depuis dans une autre affaire), ont ensuite précipité la faillite de sa société et sa démission. ll aurait fait perdre 8 milliards de dollars à ses clients, 1,7 milliard à ses investisseurs et 1,3 milliards aux créanciers d'Alameda. Soit un total de 11 milliards partis en fumée. Toutefois, les liquidateurs pensent pouvoir rembourser une partie des victimes grâce aux actifs restant qui se sont envolés depuis que les cryptodevises ont de nouveau la côte.

Comment ce brillant multi-diplômé a-t-il pu en arriver là, lui qui figurait dans le classement du magazine Time des personnalités les plus influentes du monde encore un an auparavant ? Il rêvait d’entrer dans la légende comme un petit génie de la finance. Il restera dans l’Histoire comme l’un des plus grands escrocs américains. Voilà qui ne manque pas d’ironie pour un individu qui porte le nom de Bankman, «banquier» en allemand.

À lire aussi
Bitcoin : une chute sous les 60 000 euros bienvenue avant le rebond ?

Un pur produit de l’élite californienne

On a beaucoup comparé l’affaire FTX au scandale d’Enron, l’une des plus grandes faillites de l’histoire américaine due aux fraudes de ses dirigeants. Pourtant, le parcours de Sam Bankman-Fried ressemble davantage à celui d'Elizabeth Holmes qui prétendait réaliser des tests sanguins sans aiguille avec sa société Theranos. Comme elle, Sam Bankman-Fried est bien né, a mené des études prestigieuses et a utilisé les relations de sa famille pour attirer des investisseurs qui lui ont fait aveuglément confiance.

Il est né il y a 32 ans dans le comté de Santa Clara en Californie. Son père, Joseph Bankman, et sa mère, Barbara Fried, sont avocats et professeurs à la prestigieuse Université de Stanford. Sam suit la voie royale en étudiant la physique et les mathématiques au MIT (Massachusetts Institute of Technology) dont il sort diplômé en 2014. Comme son frère Gabriel, il travaille d’abord à Wall Street où il intègre durant trois ans la société de trading Jane Street Capital.

Il revient ensuite en Californie et crée à seulement 25 ans sa première société depuis un petit appartement : le fonds spéculatif sur les crypto-monnaies Alameda Research. A ses côtés, son ami Nishad Singh, qu’il a connu au lycée et qui sort de l’Université de Berkeley, ainsi que Gary Wang, un ancien de Google et du MIT. Ils sont rejoints par d’anciens collègues de Jane Street dont la tradeuse Caroline Ellison. Ils se lancent en achetant des bitcoins aux Etats-Unis et en les revendant au Japon.

À lire aussi
A Lisbonne, le NFT s’impose comme une culture à part entière

FTX paraît fiable et solide

L’équipe finit par déménager là où les réglementations sont plus souples pour leurs affaires. Ce sera donc Hong-Kong en 2019, d’où ils lancent la plate-forme d’échanges de crypto-monnaies FTX, puis le paradis fiscal des Bahamas deux ans plus tard. La plate-forme FTX permet d’acheter et de vendre des crypto actifs, une sorte d’intermédiaire. Une porte d’entrée facile dans l’univers des crypto puisqu’elle va acheter des actifs pour vous et éviter que vous ayez à les conserver vous-même.

FTX édite aussi son propre jeton, le FTT. Enfin, elle offre la possibilité de faire du trading, c’est-à-dire de spéculer sur des produits financiers. Son slogan ? «Créé par des traders, pour des traders». Elle ne vise donc pas des débutants mais plutôt des spéculateurs s’y connaissant déjà.

Le nouvel acteur conquiert sans peine des utilisateurs, attirés par son application facile à utiliser et une rapidité d'exécution hors pair. Certes, la société est domiciliée aux Bahamas. Mais elle a aussi obtenu une licence européenne à Chypre. Des gages qui rassurent. Et elle ne figure pas sur la liste noire des plate-formes établie par l’Autorité française des marchés financiers, par exemple. FTX paraît donc fiable et solide.

À lire aussi
New York poursuit trois sociétés d’actifs numériques impliquées dans l’effondrement de l’empire de Bankman-Fried

Un jeune entrepreneur cool et charismatique

Sam Bankman-Fried porte des shorts, des tee-shirts froissés et a toujours l'air de sortir de son lit. Le look d’un éternel étudiant pas très éloigné de celui qu’affichait à ses débuts le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg. En un mot, il est cool et va plaire en partie pour cette raison aux journalistes. Ils vont très vite comparer ce nerd passionné de jeu vidéo aux illustres Steve Jobs ou Warren Buffet.

Bavard sur les réseaux sociaux et particulièrement sur Twitter, SBF aime rester au centre de l’attention. Son compte Facebook affiche encore aujourd’hui quelques photos de sa vie étudiante en libre accès. On y apprend qu’il aime Harry Potter, Batman et le groupe de rock des années 80 Dire Straits mais aussi le roman de Joseph Conrad Au Coeur des ténèbres. Un titre prémonitoire ?

À lire aussi
Crypto : les «stablecoins» de l’entreprise Circle et de Société Générale officiellement autorisés dans le nouveau régime européen MiCA

Un adepte de l'altruisme efficace

SBF ne détonne pas seulement en raison de son apparence et de ses références culturelles. Il tient également un discours éthique qui surprend dans ce milieu qui attise la cupidité. C’est un adepte de l’altruisme efficace depuis son passage au MIT. L’effective altruism, en anglais, est un courant de pensée très influent dans la Silicon Valley qui consiste, en gros, à se servir de la richesse individuelle pour la redistribuer et faire le bien dans le monde. Plus on gagne d’argent, plus on peut potentiellement changer les choses. Ainsi, lorsqu’il était trader, Sam reversait une partie de son salaire à des oeuvres de charité.

Mettant en application ses préceptes avec FTX, il avait lancé en février dernier le FTX Future Fund, un fond philanthropique qui promettait de débourser 1 milliard de dollars. La plupart des sommes débloquées ont alimenté des structures caritatives gérées par William MacAskill, un philosophe et l’un des fondateurs de l'altruisme efficace. Tout a contribué à lui donner une image de chevalier blanc de la crypto.

À lire aussi
FTX : son ex-patron, Sam Bankman-Fried, aurait versé des substantiels pots-de-vin à des politiques chinois

Sexe et drogue aux Bahamas

Pourtant, dès les débuts d’Alameda Research, le comportement de Sam Bankman-Fried laisse présager des dérives. Abandonnant les méthodes rigoureuses et la maîtrise des risques apprises à Wall Street, il ne cache pas vouloir gagner beaucoup d'argent. Ce petit génie des maths semble grisé : il prend des risques et aime que les choses aillent vite, d’après les témoignages des premiers salariés recueillis par Forbes. Encore plus inquiétant, c'est lui qui décide et contrôle tout : il ne partage ses informations qu’avec son cercle d’intimes déjà cités, à savoir Nishad Singh, Gary Wang et Caroline Ellison.

Ce quatuor vit avec six autres collaborateurs sous le même toit. Ils se retrouvent complètement coupés des réalités dans leur penthouse de rêve niché à Albany, sur l’île de New Providence. C’est comme s’ils avaient réussi à y recréer une fraternité étudiante. Un peu particulière tout de même puisqu’ils semblent passer des nuits blanches à carburer aux amphétamines et autres stimulants, comme l’attestent les messages postés par Caroline Ellison sur les réseaux sociaux. La jeune femme a aussi reconnu des relations polyamoureuses au sein de ce petit groupe décidément très proche. Des liens qui ont volé en éclats depuis la chute de FTX. Tous ses membres ont témoigné contre SBF lors du procès.

Les investisseurs sont séduits

Charismatique, SBF lève facilement 900 millions de dollars en 2021 pour continuer son expansion. Un record pour une plate-forme d’échange. Parmi les contributeurs, Orlando Bravo, à la tête de la société de capital-investissement Thomas Bravo. Il s’était décidé tout simplement après avoir reçu un coup de fil de … Joseph Bankman, le père de Sam et son ancien professeur à Stanford.

L’effet boule de neige a fait le reste, de solides acteurs ayant eu peur de passer à côté d’une pépite que tout le monde semblait s’arracher. Comme la société de capital-risque californienne Sequoia, la société d’investissement américaine Tiger Global Management, le fonds souverain de Singapour Temasek, la championne japonaise de la Tech Softbank ou encore une filiale du géant coréen de l’électronique Samsung. Aucun représentant de ces illustres acteurs ne siégeait au conseil d’administration. Sans que cela n'éveille leurs soupçons.

Les dépenses étaient validées à coup d’emojis

Le très sérieux John J Ray III, qui a remplacé SBF à la tête de l’entreprise pour solder les dettes, n’en est pas revenu quand il a commencé à se pencher sur le fonctionnement de la plate-forme. Pourtant, c’est un professionnel de l’insolvabilité qui a dû gérer la liquidation d’Enron.

«Jamais dans ma carrière je n'ai vu un échec aussi complet des contrôles internes de l’entreprise et une telle absence d'informations financières fiables comme cela s’est produit ici», écrit-il dans un document déposé auprès de la justice du Delaware dès le 17 novembre 2022. Il n’y avait pas de registre établissant la valeur précise des actifs de FTX. Les pratiques étaient erratiques en matière de ressources humaines rendant impossible de dresser la liste exacte des personnes qui travaillent pour FTX. Quant à Sam Bankman-Fried, il communiquait via des messageries éphémères effaçant automatiquement ses messages après-coup. Les informations sensibles étaient échangées de manière non sécurisée, la surveillance réglementaire était défectueuse, bref, la liste des irrégularités est longue.

À lire aussi
Un Bitcoin «made in America» : comment Donald Trump surfe sur la vague crypto

Des défaillances à tous les niveaux de la gouvernance

Encore plus grave, le juriste relève «la concentration du contrôle entre les mains d'un très petit groupe d'individus inexpérimentés, peu avertis et potentiellement corrompus». Il dénonce enfin l’utilisation de logiciels pour “dissimuler l’utilisation abusive des fonds des clients”. Des collaborateurs demandaient de l’argent sur un simple chat où les dépenses étaient approuvées à coup d’emoji personnalisés ! Les fonds de FTX ont aussi servi à acheter des maisons ou des biens personnels pour les employés, sans que cela ne soit forcément formalisé par un prêt.

Le site spécialisé Coindesk avait signalé dès le 2 novembre 2022 que Samuel Bankman-Fried se servait de l’argent des clients de FTX pour alimenter Alameda Research. Des collaborateurs avaient même révélé à l’agence de presse Reuters qu’un système de «porte dérobée» permettait à SBF d’exécuter comme il le voulait des commandes depuis FTX sans que personne ne s’aperçoive de la disparition des fonds, pas même les auditeurs externes. Il aurait aussi emprunté la somme astronomique de 3,3 milliards de dollars à Alameda Research : le premier milliard serait allé directement dans sa poche, le reste aurait atterri dans les caisses d’autres sociétés qu’il contrôlait.

Ce n’est pas tout. En inspectant les données publiques, la société d’analyse Argus a repéré qu’Alameda achetait des crypto-monnaies juste avant qu’elles arrivent sur FTX et qu’elles prennent de la valeur quand elles étaient enfin rendues disponibles. On ignore si elles étaient ensuite revendues. Mais Alameda semble avoir été informée par FTX, alors même que les deux sociétés auraient dû rester étroitement étanches. Un beau délit d’initié.

À lire aussi
Le retour en force des Etats-Unis sur le marché des crypto-actifs

Sponsoring sportif et lobbying

Si SBF a réussi donner le change jusqu'à la fin de l'année 2022, c'est aussi parce qu'il a distribué beaucoup d'argent autour de lui et qu'il était connu de tout le gratin sportif et politique. FTX avait signé un contrat d'une durée de 19 ans pour une valeur de 135 millions de dollars avec l’équipe de basket de NBA des Miami Heat pour renommer leur stade FTX Arena. Un étroit partenariat liait également l’équipe championne des Golden State Warriors. Un accord avait enfin été conclu dans la Formule 1 avec Mercedes, ainsi que dans le domaine de l’Esport avec un partenariat de dix ans à 210 millions de dollars avec TSM, une écurie américaine de champions.

On ne compte plus les célébrités sportives qui ont fait de la publicité pour la plate-forme : la joueuse de tennis Naomi Osaka, le joueur de base-ball David Ortiz ou encore les basketteurs Shaquille O’Neal et Stephen Curry. Le couple formé par le footballeur américain Tom Brady et la top-modèle Gisèle Bündchen avait aussi tourné des publicités pour vanter les mérites de FTX. Ils auraient empoché pour cela la bagatelle de 20 millions de dollars. SBF avait même été en négociations pour un contrat de 100 millions de dollars avec Taylor Swift sans que cela aboutisse.

Le dernier grand coup d’éclat de FTX aura été son spot diffusé au mois de février 2022 durant le Super Bowl, l’événement qui fédère les plus de téléspectateurs aux Etats-Unis. On y voyait l’humoriste Larry David, traversant les époques, passer à côté de toutes les grandes innovations de l’Histoire, comme l’électricité. Il finit par refuser aussi de s’intéresser à la plate-forme d’échanges FTX. Conclusion, “ne faites pas comme lui”. 112 millions d’Américains ont pu voir potentiellement ce sketch. De quoi asseoir sacrément la popularité de la société.

Sam Bankman-Fried n’a pas arrosé que des sportifs ou des artistes. Il aurait aussi donné 40 millions de dollars aux Démocrates, tout comme aux Républicains. Seulement, dans une interview audio accordée à la YouTubeuse Tiffany Fong, il reconnaît que les sommes étaient versées sous le manteau au parti de Donald Trump. Par peur que les journalistes l'apprennent et que cela écorne son image. L’objectif de SBF était bien évidemment de peser sur la législation et de faire adopter une réglementation des crypto-monnaies qui aurait favorisé ses intérêts. Il avait même enfilé exceptionnellement un costume pour plaider sa cause à Washington. Désormais, c’est la tenue marron des prisonniers qu’il endosse.

Lire aussi le premier épisode de notre série d'été sur les escrocs Alexandre Stavisky : un dandy de la finance devenu l'Arsène Lupin de la IIIe République.

2024-07-03T05:02:59Z dg43tfdfdgfd