LE MAL-êTRE AU TRAVAIL, UN CARBURANT DU VOTE RN?

Au premier tour des législatives 2024, le Rassemblement national a élargi son socle, comme le souligne l'étude l'Ipsos-Talan parue dimanche. Le parti d'extrême-droite attire désormais des profils dont il était traditionnellement éloigné, comme les retraités (31%) et les revenus supérieurs (32%). Mais son assise historique ne se dément pas.

"Les meilleurs scores sont enregistrés auprès des soutiens traditionnels, dont 57% de suffrages chez les ouvriers (+12 points par rapport à 2022) et 44% chez les employés (+19 points)", note l'étude.

Ces catégories socio-professionnelles votent désormais massivement RN, se détournant des partis historiques des travailleurs. Généralement, le vote RN est lié au pouvoir d'achat, aux inégalités de territoires ou de richesse, ou au rejet de l'immigration. Certaines analyses pointent désormais la question du rapport au travail, qui, sans que cette corrélation soit exclusive ou pondérée, illustre une autre forme du déclassement social perçu.

Un pouvoir d'achat du travail en décrochage

Dans une période de chômage en baisse, c'est moins la question de trouver un emploi qui se pose que celle de savoir ce que permet l'emploi. Or le travail ne paye plus suffisamment et ne permetrait plus d'améliorer son niveau de vie. Ces données sont objectivées selon Antoine Foucher, président du cabinet de conseil en stratégie sociale Quintet, par les statistiques de l'Insee depuis 1949: "Pendant les '30 Glorieuses', le pouvoir d'achat du travail augmentait de 5% par an, pour la génération suivante de 2% en moyenne. Le décrochage s'observe depuis 2009 où le pouvoir d'achat est de 0,8% par an".

"Pour la première fois, on a le sentiment objectif que travailler ne permet plus d'améliorer son niveau de vie", analyse Antoine Foucher pour BFM Business.

Cette question de déclassement par rapport à la génération précédente est un facteur-clé du vote RN. "Le premier ressort du vote est le sentiment de déclin social (…) un déclin perceptible jusqu’au sein de la cellule familiale, avec le sentiment de vivre moins bien que la génération au-dessus et la crainte que ce soit encore pire pour celle d’en dessous", relevait Luc Rouban, dans son analyse de la généralisation du vote RN pour Le Monde en juin dernier.

Perte de sens au travail dans une organisation plus complexe

À partir du moment où la rémunération stagne par rapport aux générations précédentes et ne permet pas à elle seule de se satisfaire d'un travail, la question du sens que l'on y trouve se pose. En 2023, un rapport du Haut-commissariat au Plan explorait la crise de reconnaissance et du sens au travail, notant que l'autonomie et le sentiment de reconnaissance reculent.

"Entre 2005 et 2016, la part des salariés disant effectuer un travail répétitif est passée de 28% à 42%, la progression est la plus forte parmi les employés (de 33 à 56%) et les ouvriers", selon le rapport du Haut-commissariat au Plan.

Une autonomie qui recule, dans une organisation qui se complexifie, des ingrédients propices au mal-être au travail. Au micro de BFM Business, Thomas Coutrot, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, trace une corrélation directe entre le sentiment impuissance au travail et l'abstention ou le vote extrême.

"La façon dont le travail est organisé, contraint par des consignes ou des ordres (…) va contribuer à déterminer votre comportement politique. (…) Un sentiment d'impuissance dans l'organisation du travail va vous pousser à vous sentir impuissant dans la cité."

Le chercheur pointe le manque d'autonomie que créent les nouvelles structures organisationnelles: "plus l'organisation est contrainte, par des process, des procédures, du reporting, moins l'autonomie au travail peut se développer".

Ce sentiment de carcan bureaucratique se diffuse aussi chez les cadres, dont 21% d'entre eux se laissent désormais tenter par le vote RN. Antoine Foucher abonde: "On passe plus de temps à justifier de son activité qu'à la faire. La perte de sens est difficile à quantifier, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas comme ressort du vote RN".

L'absence d'interlocuteurs en entreprise entretient le mal-être

Selon Thomas Coutrot, pour le vote extrême-droite, c'est l'impossibilité de s'exprimer lors de réunions organisées qui conduit à des votes sanctions. "En moyenne, 45% des salariés peuvent s'exprimer lors de réunions organisées par le management ou des délégués du personnel, pour les électeurs du RN, c'est 10 points de moins."

"Ces électeurs qui n'ont pas l'occasion de s'exprimer au travail vont compenser par une expression de colère, un sentiment d'impuissance et de rage qui va s'exprimer dans les urnes", analyse le chercheur.

En plus de l'absence de réunions où ils ont la parole, les collaborateurs sont de plus en plus privés d'interlocuteurs à leur écoute en entreprise. "Un salarié a de plus en plus l'impression que plus personne ne comprend son rôle dans l'entreprise, la réalité de son travail, son niveau de fatigue ou de fierté", complète Antoine Fouchet.

"Pour les salariés, ni la direction ni les syndicats ne connaissent en réalité leur travail quotidien", analyse la tribune publiée par Antoine Foucher et Jean-Dominique Simonpoli dans Le Monde. Autant de courroies de rappel qui font défaut aujourd'hui.

La perte de représentativité des syndicats a plusieurs causes. "Les syndicats sont délégitimés, en lien avec le mouvement d'individualisation qui irrigue toute la société. Église, parti politique, syndicat perdent de l'importance", notent-ils. Mais c'est aussi leur éloignement avec les salariés qui est pointé. "Les syndiqués passent de moins en moins de temps avec leurs collègues. Résultat, ils portent davantage des revendications corporatistes que des demandes qui répondent aux inquiétudes des salariés."

Et les managers souvent propulsés par le diplôme sans être passés par la case terrain constituent de moins en moins des interlocuteurs valables. Une organisation désincarnée, où le collaborateur ne se sent pas reconnu ou écouté, serait donc un des ferments du vote RN. Face à cela, les pistes pourraient être de renouer le dialogue en entreprise, desserrer le champ des contraintes, donner davantage d'autonomie, ou encore réfléchir à l'organisation du travail.

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